Première itération d’articles nommés “Réflexions”, ces textes relativement courts visent à entrer dans le détail de la géographie des TAAF sur des points particuliers.
Le 4 avril 2023, la préfecture des TAAF encadre de manière officielle les activités de baignade et de loisir dans les Éparses au moyen de l’arrêté n°2023-37 réglementant la baignade et les activités nautiques de loisir dans les îles Éparses. Pourquoi s’arrêter sur ce sujet en particulier qui paraît à première vue complètement anecdotique ? Car bien que les plages de ces îles soient paradisiaques et correspondent tout à fait à nos représentations de l’île “de rêve”, il était jusqu’à présent interdit de s’y baigner. En effet, “face aux limites des moyens de secours du camp et à la complexité des évacuations sanitaires, la baignade est interdite dans l’ensemble du district. En dépit de sa légitimité bien compréhensible, la mesure a de quoi occasionner un semblant de frustration, que nous vérifions déjà en promenant les faisceaux de nos lampes sur la somptueuse plage du nord…” (Bruno Marie et Stéphanie Légeron, Escales au bout du monde, p78, éditions Insulae, 2016). Ce commentaire illustre bien le désir jusqu’alors réfréné de se baigner le long de ces plages exceptionnelles. Les raisons sont multiples : moyens limités en cas de blessure, coraux coupants, présence de requins, et courants puissants notamment. Alors que la baignade était interdite jusqu’en 2023, il existait une certaine tolérance quand des mesures de surveillance appropriées étaient prises comme l’illustre la figure 1 ci-dessus.
L’objectif de l’arrêté de 2023 est alors d’encadrer cette baignade pour passer d’un régime répressif à un régime de contrôle. Difficile de ne pas céder à la tentation d’une baignade dans un lieu magnifique, alors les TAAF ont décidé d’accompagner un désir motivé par l’adéquation entre le paysage des sites de baignade et les représentations collectives de l’île paradisiaque plutôt que de le réprimander. En effet, on peut rapprocher cet acte de baignade avec le “désir d’île” analysé par Françoise Péron. La construction de ce mouvement ontologique vers l’objet “île”, prend corps au XVIIIe siècle quand la réactivation du mythe insulaire vient compenser l’angoisse liée au progrès technique et à ses implications dans l’évolution urbaine de la Révolution Industrielle (F. Péron, 2005). Aujourd’hui, le désir d’île vient combler un besoin de mise à distance et de mesure là où le fait urbain ne cesse de croître. Dans ce contexte, l’attrait pour la géographie d’une île, et par corollaire, de ses atouts (plages immaculées, eaux turquoises…), paraît logique. La plage est d’ailleurs un objet géographique de désir depuis les civilisations méditerranéennes antiques (J. Lageiste, 2008). En ajoutant l’imaginaire de l’île déserte largement alimenté par le mythe de Robinson Crusoé et nombre d’ouvrages littéraires par ailleurs, les îles Eparses deviennent des objets géographiques triplement désirables, sur le plan de l’imaginaire. La réalité est bien entendu moins enviable avec un soleil ardent, des légions de moustiques par endroits, une faune aviaire abondante, le passage ponctuel de cyclones et la présence de coraux coupants à demi immergés. L’acte de baignade vient donc tester cet imaginaire et confronter la représentation avec la réalité dans la satisfaction du désir.
Cet arrêté illustre un changement d’équilibre entre la gestion des risques et les conditions de vie. Il vient encadrer de manière officielle une pratique qui relevait de la tolérance et de l’informalité. En effet, des baignades par roulement de personnel pouvaient être organisées lors de campagnes militaires (site internet des anciens cols bleus et pompons rouges, disponible en ligne : https://www.anciens-cols-bleus.net/t18053-campagne-iles-eparses-du-canal-du-mozambique). Dans les quelques exemples relatés sur le forum des anciens cols bleus et pompons rouges, la surveillance de la baignade était assurée par du personnel en zodiac. La pratique est attestée dans les années 1970 mais également en 1991 lors d’une escale de l’aviso-escorteur Doudard de Lagrée aux îles Glorieuses (message n°358, [Campagne] Iles éparses du canal du Mozambique, site internet des anciens cols bleus et pompons rouges, disponible en ligne : https://www.anciens-cols-bleus.net/t18053p350-campagne-iles-eparses-du-canal-du-mozambique#1002991). Il est possible que la pratique était connue des marins comme une possibilité, non un droit, encadré par les officiers en fonction des conditions de mer, de la météorologie et du mérite. L’évaluation du risque est fondamentale étant donné la complexité des évacuations sanitaires. Les îles Eparses sont cernées par les dangers mais en prenant des mesures adéquates, il est possible de réduire le niveau de danger à un niveau acceptable. Les FAZSOI (Forces Armées de la Zone Sud de l’Océan Indien) définissent les zones de baignade et supervisent les activités de loisirs nautiques. Il est interdit de se baigner sans la surveillance d’un militaire ou de nuit. Seule l’île Tromelin reste interdite à la baignade car la station Serge Frolow abrite seulement trois personnes qui ne peuvent être affectées à la surveillance de la baignade au détriment d’autres tâches. De plus, les vagues qui viennent se briser sur les récifs entourant l’île sont plus dangereuses que pour les autres îles, rendant toute baignade périlleuse.
L’apprivoisement des risques lors de la baignade rapproche un peu les îles Eparses de la représentation de l’île paradisiaque que Gilbert Trigano, peut-être inspiré par l’aménagement de l’île des Embiez non loin de Toulon par Paul Ricard, rêvait d’adjoindre à Juan de Nova avec son projet de construction d’un complexe hôtelier luxueux en 1970. L’île de vacances du Club Méditerranée n’a jamais été réalisée mais aujourd’hui certains loisirs, difficilement réfrénés, ne sont plus tabous. Il est toutefois impossible d’imaginer un renversement de paradigme tant les enjeux de la protection sont puissamment ancrés, mais cet assouplissement des règles de vie est notable.
Bibliographie
LAGEISTE, Jérôme, « La plage, un objet géographique de désir », Géographie et cultures, 67 | 2008, 7-26, disponible en ligne : https://journals.openedition.org/gc/1002.
PERON, Françoise. « Fonctions sociales et dimensions subjectives des espaces insulaires (à partir de l’exemple des îles du Ponant) », Annales de géographie, vol. 644, no. 4, 2005, pp. 422-436, disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2005-4-page-422.htm.