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Mois : septembre 2023

Entrer dans les TAAF aujourd’hui : une interface double

Comment se rendre dans les TAAF aujourd’hui ? La collectivité des Terres Australes et Antarctiques Françaises a plusieurs particularités lorsqu’il s’agit des flux entrants de personnes et des flux internes aux îles. En effet, la liberté de circulation n’est pas libre pour des questions de sécurité des personnes (terrains escarpés), des sites (installations du CEA à Kerguelen et camps militaires dans les Eparses) et de l’environnement (biosécurité pour limiter l’introduction d’espèces invasives). Les TAAF partagent, avec l’île de Clipperton dans le Pacifique, un régime d’exception. C’est la seule collectivité de France où les conditions sont particulièrement drastiques pour accéder aux territoires. La géographie physique et humaine des lieux, en statu quo depuis les années 1950, fonctionne comme un interface semi-fermé qui filtre les profils candidats à l’expérience TAAF. Alors que les ports sont en général des lieux de brassage, d’échanges internationaux, les “ports” des TAAF sont en réalité très peu maritimisés et fonctionnent dans un seul sens : celui des importations. Les seuls produits exportés sont les déchets issus du recyclage de bâtiments, de la consommation de gasoil et de la consommation dans les différents districts. Îles sous-maritimisées, et de manière unilatérale pour celles dotées de ports, elles illustrent un curieux rapport à la mer.

Cet article a pour objectif d’expliquer le fonctionnement de l’interface géographique des TAAF en présentant les conditions imposées pour entrer sur le territoire. Il existe trois catégories de critères pour se rendre sur place. Après un premier tri par des filtres de salubrité publique, deux voies sont possibles, celle du travail sur place et celle du tourisme.

Avant toute chose, il convient de rappeler le principe général du fonctionnement des flux internes dans les TAAF. L’arrêté n°2000-33 du 26 octobre 2000 relatif à la sécurité des personnes dans les Terres australes et antarctiques françaises définit les modalités de séjour “hors base” pour les personnes sur place. Cet acte permet d’asseoir un principe simple pour les circulations internes aux districts. En effet, l’article 13 stipule que : “toute sortie hors base est soumise à autorisation préalable“. Ce principe est dérogatoire à la liberté de circulation des personnes qui n’est effective que dans le périmètre des bases. Le chef de district autorise donc expressément toute sortie en dehors du périmètre de la base et tient un registre des flux sortants. Les sorties doivent comporter : “le lieu, la durée, les participants, l’objectif de la sortie, les moyens prévus en termes de transport, d’hébergement, de liaisons, de soins, et plus généralement tout renseignement utile“. Cette rigueur est nécessaire pour se prémunir le plus possible des accidents pouvant survenir dans les environnements hostiles hors bases. Pour les sorties hors base supérieures à 7 jours, c’est le Préfet des TAAF qui prend la décision d’autorisation avec l’avis du chef de district. Ce dernier définit deux périmètres où les restrictions de circulation ne sont pas les mêmes. Le premier est celui de la base à l’intérieur duquel les hivernants peuvent se mouvoir librement en gardant en tête des consignes de prudence. Le deuxième est le périmètre de sécurité, un espace élargi défini par-rapport à la base qui ne peut excéder deux heures de marche. A l’intérieur de celui-ci, le chef de district peut restreindre les déplacements en fonction du contexte. Les sorties peuvent être limitées en nombre de personnes, soumises à information du chef de district, et conditionnées par l’emport d’un moyen de télécommunication. Au-delà de ces deux périmètre s’étend le “hors base”, nécessairement soumis à autorisation.

Certaines portions du territoire sont également interdites par défaut à la présence humaine afin de préserver les caractéristiques environnementales exceptionnelles. Ces portions sont identifiées dans les plans de gestion des réserves naturelles identifiant des zones de protection intégrales où l’accès est interdit sauf autorisation exceptionnelle pour un programme scientifique. C’est le cas par exemple sur le district d’Amsterdam et Saint-Paul. L’île Saint-Paul est entièrement incluse dans la zone de protection intégrale. Ces différents périmètres imbriqués impliquent donc une limitation des déplacements par défaut, sauf au sein des bases. Outre ces principes généraux liés aux flux internes, les flux externes entrants sont soumis à une double série de filtres, par la salubrité publique tout d’abord puis la fonction.

Figure 1 : carte de zonage de la protection du district des îles Saint-Paul et Amsterdam, page 9 du volet B plan opérationnel du second plan de gestion 2018-2027 de la Réserve Naturelle Nationale des Terres Australes et Antarctiques Françaises. Disponible en ligne : https://www.dm.sud-ocean-indien.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/presentation_plan_de_gestion_ii_cmub_novembre_2018_cle7cf885.pdf

I – Les filtres de salubrité publique

Pour se rendre dans les TAAF, il existe en premier lieu plusieurs critères de filtrage externe qui permettent d’écarter de grands facteurs de risque pour limiter au maximum le recours à l’évacuation sanitaire. Dans ces contrées difficiles d’accès, il est compliqué et coûteux d’armer un navire rapidement pour une urgence vitale. Même si la prise en charge des premiers soins s’est grandement améliorée depuis l’ère de l’installation dans ces îles, il n’en reste pas moins que le matériel et le savoir-faire d’intervention sont limités dans les terres australes. Le médecin-chef et les pompiers sont présents pour assurer les premiers secours mais ne sont pas aptes à réaliser des opérations complexes. De même, une évacuation sanitaire qui aurait lieu par l’intermédiaire du Marion-Dufresne lors d’une des rotations de ravitaillement pourrait mettre en péril le déroulement des missions sur les autres bases où la survie dépend des provisions importées. Pour ces raisons de sécurité, et dans la mesure où l’on ne souhaite pas agrandir les modestes cimetières déjà présents pour des raisons de salubrité et de biosécurité, l’interface géographique externe des TAAF comporte une série de filtres conditionnels. Ces critères sont listés dans les Directives relatives à la
détermination de l’aptitude médicale aux missions TAAF et IPEV.

En premier lieu, il existe un critère d’âge. Les candidats aux missions des TAAF et de l’IPEV doivent impérativement avoir moins de 70 ans. Pour les visiteurs, l’âge maximal a été relevé à 75 ans dans la mesure où ils restent la plupart du temps sur le Marion-Dufresne où l’évacuation est plus facile vers un autre navire par exemple. Ensuite, des caractéristiques physiques minimales doivent être remplies par les candidats :

Figure 2 : Directives relatives à la détermination de l’aptitude médicale aux missions TAAF et IPEV, page 20, version 1 du 18 mars 2019, TAAF, IPEV, Latitude Solutions.

On cherchera donc à écarter toute pathologie qui empêcherait de remplir ces conditions. A ce titre, les TAAF sont la seule collectivité de France (avec l’île de Clipperton) qui ne peuvent pas accueillir de travailleurs ou visiteurs en situation de handicap physique incompatible avec ces critères d’évaluation. Cela inclut les personnes se déplaçant en fauteuil roulant. L’étude d’impact de la loi n° 2014-789 du 10 juillet 2014 habilitant le Gouvernement à adopter des mesures législatives pour la mise en accessibilité des établissements recevant du public, des transports publics, des bâtiments d’habitation et de la voirie pour les personnes handicapées indique par ailleurs que le projet de loi n’est pas applicable aux TAAF qui suivent le principe de spécialité législative (lien). Cette disposition est logique dans la mesure où le Code de la Construction et de l’Habitation qui définit le principe d’établissement recevant du public (ERP) et d’accessibilité aux personnes en situation de handicap ne s’applique pas dans les TAAF. Il n’y a donc pas lieu de rendre les bâtiments accessibles en partant de ce principe de spécialité législative (Rapport sur l’intelligibilité du droit dans les TAAF).

Les pathologies incompatibles de façon strictement permanente (sans évaluation au cas par cas) avec un séjour dans les TAAF sont les suivantes :

  • Séropositivité au VIH
  • Ablation d’un rein ou rein ne fonctionnant pas correctement
  • Greffe
  • Diabète sucré insulinodépendant (sauf exceptions)

La compatibilité des autres pathologies avec un séjour dans les TAAF est évaluée au cas par cas avec le médecin-chef. De manière générale, la stabilité, la rémission, la guérison sont des stades encourageants pour une compatibilité. Outre les maladies physiques, les affections psychiques sont spécifiquement prises en compte. Les affections suivantes sont complètement incompatibles avec un séjour en milieu isolé :

  • Toxicodépendance actuelle ou passée (alcool, drogues…)
  • Troubles mentaux et du comportement aigus (schizophréniques, bipolaires…)
  • Troubles de l’humeur et affectifs (anxiété sévère, dépression…)
  • Autres troubles (personnalité, attention, développement…)

Pour limiter les risques liés aux affections psychiques, une évaluation psychologique spécifique a lieu avant le départ d’un candidat pour une mission longue (plus de 6 mois) ou récurrente (plusieurs fois dans l’année) vers les TAAF. La visite médicale, qui comprend systématiquement l’évaluation des capacités physiques, a pour objectif de mesurer le niveau de risque que la collectivité prend en engageant une personne. Le risque est valable pour l’intégrité physique et psychique du candidat comme pour le reste de la mission qui peut être mis en danger par la mise en évidence de certaines caractéristiques. Des dépistages de maladies au développement long sont aussi mis en place pour mieux prendre en compte le niveau de risque.

Enfin, la pandémie de COVID-19 a agi comme un filtre sanitaire supplémentaire au niveau des TAAF. Les territoires n’étant pas équipés pour faire face à l’émergence de foyers épidémiques de cette ampleur (pas de lits de réanimation, ni de services de soins intensifs…), des contraintes supplémentaires sont venues s’ajouter aux territoires. En 2020, l’accueil de touristes à bord du Marion-Dufresne a été totalement stoppé. A la date de parution de cet article, l’ouverture des rotations aux visiteurs est toujours suspendue. Un marché public a toutefois été ouvert le 22 juin 2023. Intitulé “organisation des séjours touristiques lors des rotations du Marion-Dufresne“, il laisse présager la réouverture des inscriptions aux rotations en décembre 2023 d’après le règlement de la consultation. Le marché est conclu pour une durée de cinq ans. Aujourd’hui, le dernier arrêté en date fixant les mesures particulières à prendre pour limiter la propagation de la pandémie a été promulgué le 26 octobre 2022 (lien). Pour la Terre Adélie et les îles Eparses, la présentation d’un schéma vaccinal complet n’est plus obligatoire. Il convient d’effectuer un test virologique PCR ou antigénique si l’on présente des symptômes ou si l’on a eu des contacts à risque avant le départ. Pour l’île Tromelin et les districts austraux, les dispositions sont plus contraignantes. En effet, compte-tenu des plus grandes difficultés de rapatriement, les hivernants doivent effectuer un test PCR soit au début d’une période d’isolement prescrite par le service médical des TAAF soit 24 à 72h avant le départ. Si un cas de COVID-19 survient pendant le transit vers la collectivité, sont débarquement est soumis à l’avis de d’équipe médical en prenant en considération l’intérêt général (évaluation du niveau de risque pour la poursuite de la mission). La période d’isolement strict est de 7 jours pour les terres australes (Kerguelen, Crozet, Amsterdam) et 12 jours pour l’île Tromelin.

Ainsi, l’interface permettant l’accès aux TAAF comporte une série de filtres externes de salubrité publique. Il permet de contrôler au maximum le niveau de risque des flux entrants pour assurer l’équilibre (financier, sécuritaire, sanitaire) de la collectivité et la préservation des objectifs de sanctuarisation de la biodiversité poursuivis. Cette gestion des aléas purement anthropiques est unique en France. En effet, on constate un changement total de paradigme. L’homme est vu comme un danger potentiel pour la biodiversité. Les infrastructures sur place ne pouvant croître en raison des différents périmètres de protection de l’environnement, il ne peut être envisagé d’ouvrir un nouveau cimetière, d’étendre les capacités des centres de soins locaux qui nécessiteraient des apports plus fréquents et plus massifs de matériel venant de métropole, demandant ainsi l’adaptation de toute la chaîne logistique. L’état-civil est interrompu dans les TAAF et entraîne avec lui un verrouillage de l’accès aux territoires pour le bien des caractéristiques naturelles. Une fois que le risque a été évalué, l’entrée dans les TAAF se fait par deux flux différents, l’un professionnel, l’autre touristique.

II – Entrer par le travail

Les TAAF ont besoin de plusieurs corps de métiers pour fonctionner. La première voie d’accès reste ainsi professionnelle. Pour autant, toutes les professions ne sont pas essentielles sur place et la collectivité emploie uniquement les profils permettant de maintenir les installations, d’administrer la vie collective et de faire avancer la recherche. Après un entonnoir de critères médicaux, l’on pourrait dire qu’il en existe deux autres, inversés, pour les deux voies d’accès aux territoires.

La collectivité a besoin en premier lieu de personnel technique pour maintenir les installations. De nombreux métiers manuels sont recherchés par l’administration : plombiers, couvreurs, peintres, ouvriers polyvalents, électriciens, menuisiers, maçons…On retrouve deux viviers d’emplois principaux, l’île de la Réunion où se situe l’administration des territoires et l’armée. Il est plus pratique de mener des entretiens directement au siège des TAAF, les profils de réunionnais sont donc plus faciles à capter. En outre, l’ancienneté de la relation privilégiée entre ces deux territoires et le fait qu’aujourd’hui la Réunion soit le port d’attache du Marion-Dufresne ainsi que la base logistique et administrative des TAAF alimentent les représentations des réunionnais. Les quotidiens régionaux suivent l’actualité de cette collectivité avec par exemple, les départs et arrivées du Marion-Dufresne. Une véritable coopération est en place entre les deux collectivités. L’administration s’ouvre au public lors des Journées du Patrimoine et des “classes TAAF” permettent d’alimenter la connaissance de ces îles auprès des jeunes réunionnais. L’imaginaire collectif s’imprègne de ces représentations véhiculées par les terres australes et les générations successives d’ouvriers réunionnais induit une transmission d’expériences de vie et d’un savoir-faire taafien. L’administration des TAAF, du fait de ce lien particulier avec le bassin d’emplois de la Réunion, peut y recruter plus facilement.

Outre le vivier réunionnais, les profils militaires sont appréciés. La polyvalence, l’adaptabilité, l’opérationnalité sont des qualités primordiales en milieu inhospitalier et l’armée forme des personnes qui détiennent ces qualités. Ce sont avant-tout les métiers de l’armée en “PARTEX” (participation externe) que l’administration recherche : plombiers-chauffagistes, électromécaniciens, frigoristes, techniciens télécoms…Ces professionnels sont recrutés suivant leur armée d’appartenance. Les électriciens pour les centrales de production énergétique sont embauchés dans la Marine Nationale par exemple. Se sont surtout des sous-officiers qui participent aux opérations des TAAF. Les officiers peuvent postuler en qualité de chef de district mais pas pour les postes de maintenance. Même si la compétence technique est importante, le fait d’embaucher des militaires permet d’accentuer l’exercice de la souveraineté nationale. Les militaires ne sont pas armés dans les districts austraux contrairement aux îles Eparses où les enjeux sont différents. Des plans de défense des îles sont établis pour les quelques garnisons présentes sur place. Les moyens et aptitudes uniques des militaires sont très importants dans les TAAF qui bénéficient là aussi d’une relation ancienne et privilégiée. Certains des découvreurs de ces territoires étaient d’ailleurs des officiers comme Yves-Joseph de Kerguelen de Trémarec, contre-amiral de la Marine ou Marc Joseph Marion du Fresne, lieutenant de frégate. Les deux viviers d’emplois que constituent l’armée et l’île de la Réunion permettent d’assurer la maintenance technique.

La collectivité dispose néanmoins de son propre personnel pour assurer le fonctionnement essentiel du territoire. Tous n’ont pas l’opportunité de travailler directement dans les districts. Ce sont principalement les postes liés à la réserve naturelle des TAAF et au fonctionnement quotidien. L’administration recrute des chefs de district, des agents de l’environnement, des cuisiniers, boulangers, pâtissiers, contrôleurs des pêches…Dans la plupart des offres, une expérience en milieu isolé est appréciée et il est nécessaire de posséder les compétences de base pour le poste convoité. Beaucoup d’emplois en tant qu’agent de l’environnement sont proposés en volontariat de service civique sans limite d’âge (sauf critère général de 70 ans) permettant à tout le monde de candidater. Deux organismes se partagent la tâche du recrutement, l’administration des TAAF et l’IPEV en tant qu’agence de moyens. L’IPEV semble plutôt avoir la mainmise sur les postes scientifiques : vétérinaires, biologistes, chimistes recrutés en tant que volontaires de service civique. Cependant, le partage du recrutement est peu clair, on retrouve par exemple des postes de menuisier proposés par les deux organismes. Les doublons de gestion sont d’ailleurs soulignés par le rapport de 2022 de la Cour des Comptes sur la collectivité (lien).

Enfin, des chercheurs sont autorisés à se rendre sur place dans le cadre de programmes de recherche par exemple. C’est l’IPEV qui coordonne toute la partie recherche scientifique dans les TAAF. L’agence met en place un processus d’appels à projet scientifiques et sélectionne les programmes qui seront mis en œuvre. L’IPEV entretient également les cabanes scientifiques disséminées dans les différentes îles et qui permettent d’effectuer des relevés au plus près de la faune et de la flore observées. Un large panel de disciplines a accès aux territoires par le biais de ces programmes : ethnologie, physique, chimie, biologie, écologie, santé humaine, climatologie, sismologie, glaciologie…Au préalable, il est nécessaire d’être associé à ces projets de recherche pour se rendre dans les territoires. L’IPEV précise d’ailleurs que “l’Institut polaire ne soutient que les projets scientifiques émanant d’organismes de recherche publics français, le porteur de projet doit être titulaire de l’un de ces organismes. Les projets soumis par des étudiants en thèse, post-doc, chercheurs ou enseignants émérites ne sont pas recevables” (lien). Les appels à projet sont une démarche collective et seuls les scientifiques travaillant dans des organismes publics sont autorisés à soumettre un projet. Il existe ainsi un filtre préalable pour sélectionner les programmes de recherche les plus prometteurs et qui pourront bénéficier d’un accès au terrain. Cette difficulté à se pouvoir se rendre sur place est inhérente aux TAAF. On peut donc dire que l’interface géographique de la collectivité, faisant converger les flux entrants et sortants, dispose d’une première ouverture “à la qualification” car il est nécessaire d’avoir les diplômes et compétences correspondants aux différents postes ouverts pour postuler.

Ainsi, il est possible de se rendre dans les TAAF par le travail quand l’on possède les qualifications requises et sous réserve de satisfaire à l’ensemble des critères de salubrité publique énoncés dans la première partie. Pour ceux qui échappent aux différentes offres de recrutement, la deuxième option reste le tourisme. Mais là aussi, il est difficile de passer ce filtre pour le quidam.

III – Entrer par le tourisme

Se rendre dans les TAAF, que ce soit en tant que professionnel ou en tant que touriste, n’a rien d’anodin nous l’avons vu. Le système de filtrage de salubrité publique ayant pour objectif de limiter au maximum les risques inhérents à la géographie isolée, encore sauvage et peu aménagée de la collectivité, constitue de fait un obstacle à la libre circulation des biens et personnes. Quand il n’est pas possible de passer le filtre du recrutement et des qualifications nécessaires, il est donc envisageable de passer par la voie touristique.

Cependant, même cette voie reste onéreuse et peu accessible. La première possibilité consiste à embarquer sur les croisières organisées à bord du Marion-Dufresne ou par la compagnie des îles du Ponant. Concernant le Marion-Dufresne, étant donné qu’il s’agit du seul lien régulier entre les territoires et la base arrière de la Réunion, le nombre de places disponibles est restreint. La priorité est donnée à l’acheminement du matériel, des vivres ainsi qu’au transport des scientifiques et du personnel sur place. En fonction des rotations, s’il reste suffisamment de capacité, entre 8 et 12 places sont proposées sur la “croisière” qui reste une rotation logistique avant tout (lien). La collectivité le précise : “conçu pour effectuer de longues missions dans des mers difficiles, le Marion Dufresne est un navire confortable comparé à un cargo traditionnel, mais qui ne prétend pas offrir les prestations d’un paquebot de croisière (pas d’animations spécifiques, cabines sommaires avec lit simple, pas de service de buanderie…)” (site internet des TAAF, page “Participer à une rotation à bord). De plus, les tarifs 2019 restent plutôt prohibitifs pour des vacances régulières : 8 789 € par personne pour une cabine double partagée et 17 340 € par personne pour une cabine individuelle. Il faut y rajouter le prix d’un billet d’avion à destination de l’île de la Réunion avec un hébergement sur place si besoin. Le public visé est surtout celui de passionnés, de bons marcheurs, d’érudits en quête de dépaysement total, à l’opposé de la logique de croisière standard où l’on peut consommer dans différents espaces de restauration, se détendre dans plusieurs piscines ou se divertir avec des concerts et salles de jeux. La rotation dure entre 25 et 30 jours. En 2011, pour 28 jours en mer, et autant de nuits, la compagnie Grand Nord Grand Large propose des voyages organisés détaillés avec excursions sur les districts (pour trekking et randonnées) dont l’accès reste bien entendu dépendant des conditions météorologiques (lien). Le prix était moins élevé à l’époque avec 7 300 € pour une cabine partagée et 14 600 € pour une cabine individuelle. On apprend notamment dans le programme d’excursion que le navire dispose d’une salle de conférences ainsi que d’une boutique ouverte à certains horaires. Mais rien de comparable avec les prestations d’un navire de croisière. Si l’on retient pour exemple le prix de 8 789 € en cabine partagée pour 28 jours en mer, on arrive à environ 314 € par jour. En cabine individuelle, le coût journalier grimpe à environ 619 € pour une personne seule.

Il s’agit donc d’une expérience très différente de ce que la compagnie Ponant peut proposer dans les îles Eparses ou en Antarctique. En effet, l’entreprise ne disposait, avant la crise du COVID-19, d’une convention-cadre trisannuelle (2019-2021) uniquement pour croiser dans les districts des Eparses ou de Terre Adélie (lien). En 2018, une croisière ralliant Durban (Afrique du Sud) à Mahé (Seychelles) via les îles Europa, Juan de Nova et Glorieuses pour une durée de 16 jours et 15 nuits affichait des tarifs commençant à 6 970 € en cabine supérieure ce qui donne un coût d’environ 436 € par jour, supérieur au tarif minimal d’une traversée via le Marion-Dufresne mais pour les prestations d’une croisière de standing. Ces niveaux de prix réservent la croisière à des passagers aisés ou à des occasions exceptionnelles tout en conservant une dimension scientifique dans la mesure où le Ponant propose aussi des conférences de spécialistes invités à bord. Même si l’entrée par la croisière reste onéreux, il reste moins dispendieux que l’achat, l’affrètement et l’entretien d’un navire privé, aussi modeste soit-il, pour se rendre soi-même dans les TAAF.

Enfin, il est possible de se rendre dans les terres australes par ses propres moyens si l’on possède un navire résistant aux flots de l’océan Indien. Différentes autorisations administratives doivent être obtenues pour accoster. En premier lieu, l’autorisation expresse et préalable du Préfet des TAAF doit être obtenue. Elle est assortie de prescriptions portant sur des mesures de préservation de la biodiversité fixées par arrêté. Pour les îles Eparses par exemple, l’arrêté n°2014-39 du 25 mars 2014 liste les mesures de précaution à prendre (lien). On y apprend notamment que tout déplacement à terre sur les îles est interdit sauf autorisation expresse du Préfet. Ces restrictions sont liées à la présence de camps militaires à Juan de Nova, Europa et Glorieuses. Pour les districts de Kerguelen, Amsterdam et Saint-Paul, et Crozet, une autorisation d’accès à terre est nécessaire également mais c’est l’échelon local, le chef de district, qui prend la décision d’accorder ou non l’accès. En revanche, les zones de protection intégrale et les sites réservés à la recherche scientifiques sont strictement interdits d’accès. Pour le tourisme individuel, en l’absence de convention comme avec la compagnie du Ponant ou d’embarquement à bord du Marion-Dufresne, le filtrage en amont est plus contraignant qu’un voyage organisé dans la mesure où aucun agent des TAAF ne peut assister au bon déroulé de la visite sur place et au respect du protocole de biosécurité, bien que l’administration se réserve ce droit en fonction des situations. L’interface géographique privilégie les accès collectifs et organisés aux accès individuels plus complexes à contrôler. L’objectif de préservation de l’environnement est de fait incompatible avec un tourisme de masse, un surtourisme, ou même une multiplication des initiatives individuelles sans contrôle étroit des activités menées. Les TAAF sont à l’inverse de la logique de “plaisance” qui est à l’origine l’apanage des couches supérieures de la société. Les rares points de mouillage se trouvent à proximité des bases dans les districts austraux, seuls lieux où il est possible de débarquer sur autorisation du chef de district. On compte par exemple seulement cinq mouillages aménagés pour tout l’archipel de Kerguelen qui compte par ailleurs des secteurs minés pendant la Seconde Guerre mondiale (lien) et donc formellement déconseillés comme le détroit de Tucker séparant la Grande Terre (île principale) de l’île Foch. Enfin, les taxes de séjour et de mouillage dissuadent des longs séjours. En effet, avec un tarif à 30 € par jour et par personne (hors activité commerciale) et 70 € par jour et par personne pour les activités commerciales, les TAAF se trouvent bien au-delà du plafond de 4,30 € par jour et par personne pour un palace en France hexagonale (lien). Les taxes de mouillage favorisent quant à elles les navires les moins gros et les usages non commerciaux avec un minimum de 200 € par semaine pour un bateau inférieur à 19 mètres d’ayant pas d’activité commerciale et jusqu’à 56 000 € la semaine pour un navire de plus de 100 mètres de long. Au port Hercule de Monaco en haute saison, le tarif maximal mensuel pour un navire entre 210 et 219,99 mètres est “seulement” de 78 640,80 € soit 19 660,20 € la semaine en 2023 (lien). Les tarifs permettent de dissuader fortement les propriétaires des plus grands yachts qui auraient un impact environnemental important sur la fragile biodiversité des TAAF. Ils n’y trouveront par ailleurs aucun aménagement ni service en mesure de répondre aux besoins spécifiques des propriétaires de grands yachts.

Figure 3 : tarifs 2022 des taxes de séjour issu du formulaire de demande d’accès et de mouillage dans les îles Crozet, Kerguelen, Saint-Paul et Amsterdam des Terres Australes et Antarctiques Françaises, site internet des TAAF, disponible en ligne : https://taaf.fr/acceder-aux-territoires/demandes-dactivites-et-dacces/acces-et-mouillage-dans-les-australes/

Outre le climat et les conditions de mer difficiles, les dangers des brisants qui affleurent, le peu de mouillages disponibles, l’absence d’infrastructures de prise en charge en cas d’avarie (cale sèche, ateliers nautiques…), les zones minées et celles interdites d’accès, les formalités administratives (formulaire de demande d’autorisation de mouillage et d’accès aux îles à remplir) la fiscalité sur les séjours finit de rendre la plaisance beaucoup moins plaisante. Le filtrage géographique initial constitué de l’isolement de ces territoires (une semaine de navigation depuis La Réunion) et des caractéristiques physiques des îles est doublé d’un filtrage fiscal et administratif. La collectivité des TAAF réduit drastiquement les possibilités de voyage individuel en raison du vaste périmètre à contrôler, du peu d’installations humaines, et du peu de moyens disponibles pour vérifier que les activités sont compatibles avec les objectifs de conservation de réserves naturelles nationales et de périmètres classés à l’UNESCO. Le tourisme est également sui generis dans les TAAF. Si l’on ne peut pas parler d’un anti-tourisme dans la mesure où celui-ci existe même de manière très encadrée, on peut à minima parler d’un tourisme parcimonieux. Enfin, pour les ressortissants étrangers, une demande de visa est nécessaire car les TAAF ne sont ni dans le territoire de l’Union Européenne ni dans l’espace Schengen. Le visa est délivré par le Préfet.

Ainsi, la collectivité privilégie les formes de tourisme collectives organisées par elle-même (Marion-Dufresne) ou déléguées à des organismes conventionnés (le Ponant). Les accès individuels sont filtrés et incompatibles avec la logique de plaisance. Le peu de mouillages aménagés traduit une liberté de navigation restreinte. Quand la croisière organisée est possible, le voyage reste toutefois onéreux mais bien moins qu’une initiative individuelle. Non équipés pour accueillir les superyachts, les TAAF conservent un contrôle poussé du tourisme. Les accès sont exceptionnels par leur exclusivité (liste d’attente sur le Marion-Dufresne, prix élevés, décisions au cas par cas à terre), du sur-mesure pour des territoires de démesure.

Conclusion : analyse de l’interface

Les TAAF sont des environnements escarpés, peu aménagés et très isolés. Par conséquent, le paradigme actuel vise à protéger au maximum les caractéristiques uniques de la biodiversité tout en évitant les accidents autant que faire se peut. La mort est redoutée dans ces districts éloignés car les structures de soin ne peuvent pas répondre aux situations complexes et aux états critiques. Le personnel n’est d’ailleurs pas suffisamment formé à la chirurgie complexe car il faut pouvoir faire face à la grande diversité des situations. L’interface géographique des TAAF qui permet de faire le lien entre le monde extérieur et la collectivité, est donc peu ouvert. Il existe deux niveaux de filtrage : en premier lieu les critères de salubrité publique qui s’appliquent à tous et ensuite les différentes voies d’accès possibles. On peut matérialiser cet interface sous la forme d’un double entonnoir. Dans cet article, seuls les flux entrants ont été analysés dans la mesure où le filtrage a lieu en amont et que personne ne peut théoriquement accéder aux territoires sans passer par l’interface. Ceux qui sortent sont donc logiquement entrés par la série de filtres. Reste le cas des entrées / sorties clandestines dans le territoire qui concernent, rarement, les îles Eparses et plus particulièrement la côte nord-est de l’île du Lys dans l’archipel des Glorieuses, invisible depuis l’île principale de Grande Glorieuse où se trouve le détachement de la Légion Etrangère (lien). L’interface en double entonnoir des TAAF permet de protéger les îles des perturbations externes. Le moyen privilégié d’accès reste tout de même le travail, qui permet de rester plus longtemps sur place sans surcoût. Encore faut-il avoir les qualifications correspondantes. Pour les activités touristiques, les séjours collectifs organisés sur le Marion-Dufresne ou conventionnés avec le Ponant restent les meilleures options en termes de coût, d’efficacité de la procédure d’entrée et de développement durable.

Figure 4 : l’interface des TAAF, un double niveau de filtrage amont, William Salabert, 2023.

Bibliographie