Du 3 au 5 mai 2023 se sont tenues à Paris les 19e Journées Scientifiques du Comité National Français des Recherches Arctiques et Antarctiques (CNFRAA, https://www.cnfraa.org/19emes-Journees-Scientifiques). Le CNFRAA est une société savante qui a pour objectif de rassembler des chercheurs principalement français, de toutes disciplines, qui étudient les régions polaires ou subpolaires. Lors de ces journées, j’ai présenté les conclusions de mon mémoire de master 2 intitulé L’Aménagement dans les Terres Australe et Antarctiques Françaises. Ci-après ce trouve le compte rendu de mon intervention.
L’Aménagement dans les Terres Australes et Antarctiques Françaises
Résumé : Les TAAF fascinent par leurs caractéristiques uniques mais restent énigmatiques pour le grand public et confidentielles pour la recherche en géographie humaine. Les rapports entre l’homme et ces territoires éprouvés sont anciens et procèdent de logiques d’aménagement uniques en France, mais aucune étude n’avait entrepris de retracer leur histoire. Ces territoires épars et contre-intuitifs d’une
collectivité sui generis ne comportent aucun des grands traits caractéristiques de l’organisation spatiale humaine en France métropolitaine. Villes, villages, communes, cadastres ou EPCI y sont des concepts abstraits. Adaptation et ténacité furent les maîtres-mots de ces aménagements uniques en France. Cette étude vise à comprendre la sédimentation des logiques d’aménagement, leur articulation avec les processus de construction et les enjeux pluridisciplinaires contemporains dans lesquels elles s’insèrent. Lauréat des Prix Scientifiques 2023 des éditions l’Harmattan, ce travail sera publié.
Introduction
Aux confins du monde habité et habitable, les TAAF font partie des derniers espaces découverts puis appropriés par la France. Le mythe de la “terra australis incognita” infuse ces territoires insulaires où nombre de projets de valorisation des ressources puis de colonisation teintés d’utopisme conçus en métropole se sont heurtés aux récifs pragmatiques de la géographie taafienne. L’occupation humaine de ces territoires se limite aujourd’hui à quelques centaines de chercheurs et militaires qui se relaient
régulièrement en fonction des conditions climatiques propices ou non aux rotations, mais l’histoire pluricentenaire de l’habitat humain dans les TAAF nous a légué des vestiges aujourd’hui patrimonialisés. Cette histoire sédimentée des différentes logiques d’aménagement mises en œuvre dans les TAAF n’avait encore jamais fait l’objet d’une étude. Le questionnement auquel cette étude répond est le suivant : quelles formes bâties pour habiter la France australe et comment s’articulent-elles avec les logiques d’aménagement successives ?
Une étude triple a émergé de cette problématique. Son premier objectif est de rassembler les connaissances éparses sur l’aménagement des TAAF puis de les organiser autour des trois logiques principales qui se sont succédées depuis la fin du XVIIIe siècle : régner, exploiter, protéger. Le deuxième objectif est de proposer une étude de cas sur un impensé contre-intuitif de la recherche en aménagement
en l’abordant par les grands prismes d’analyse de la discipline et en proposant une qualification sémantique. Le troisième but est de replacer ce terrain dans les grands enjeux régionaux sous-jacents. Le protocole de recherche utilisé s’apparente par certains aspects à une approche OSINT (Open Source Intelligence). La masse de ressources disponible en ligne a été exploitée puis contrôlée par des références
bibliographiques fiables.
I°) – L’histoire de l’aménagement dans les TAAF
Trois grands paradigmes se sont succédés dans ces territoires et reflètent les visions différentes de leur valorisation. Le premier grand objectif fut de s’approprier des terres nouvellement découvertes et porteuses de grands espoirs. Mais l’illusion d’un pays de cocagne austral s’est rapidement dissipée. Au gré des naufrages et abandons sur ces îles, de premiers aménagements ont été réalisés et consacrent l’utilisation de techniques de construction importées de pays aux climats semblables : Norvège, Ecosse ou Madagascar pour les îles Eparses. Cette première phase se déroule de la découverte des territoires entre les XVIe et XVIIIe siècle jusqu’à leur exploitation industrielle à partir du milieu du XIXe siècle.
Le deuxième temps de l’aménagement de ces territoires est celui de l’exploitation, de la seconde moitié du XIXe siècle aux années 1960 (pour les îles Éparses). Plus ou moins intensive, basée sur l’agriculture, l’élevage, ou le minerai, cette mise en valeur par l’exploitation des ressources locales a eu des incidences importantes sur les environnements et nous a légué des vestiges importants (station baleinière de Port-Jeanne-d’Arc). Les techniques de construction se sont structurées autour de formes architecturales adaptées aux climats froids. La préfabrication remplaça la fabrication in situ grâce au développement et à la modernisation de l’industrie métropolitaine.
Le dernier temps de l’aménagement a coexisté avec le précédent, prenant place dès la deuxième moitié du XIXe siècle. Les données scientifiques collectées attestent d’environnements fragiles et uniques au monde. Les dérives de l’exploitation ont incité au changement, notamment après le rapport Aubé de 1924 dénonçant le massacre systématique des éléphants de mer. Il pose l’un des premiers jalons menant à la dynamique de sanctuarisation des environnements sur place. La construction des bases visait à collecter davantage de données pour mieux comprendre ces environnements tout en préparant la colonisation. L’échec de ce projet permit de geler l’extension du bâti en 2001 avec l’élaboration des schémas directeurs qui visent à maîtriser l’aménagement et limiter l’anthropisation. La préfabrication en bois puis en acier et en béton fut largement utilisée pour le développement de ces bases. Aujourd’hui, la logique de protection est très poussée et l’espace utilisé est considéré comme une ressource limitée.
II°) – Les grandes caractéristiques de l’aménagement dans les TAAF aujourd’hui
Cette étude permet de relever nombre d’éléments exotiques et uniques concernant
l’aménagement de ces territoires. En premier lieu, le processus est ancré dans un imaginaire alimenté par les mythes antiques de l’existence d’un continent austral équilibrant les masses terrestres connues. Ce métarécit géographique a encouragé leur découverte dès le XVIe siècle avec l’île Amsterdam et continue à stimuler ceux qui s’inscrivent dans les pas des pionniers.
La deuxième caractéristique est le poids de la puissance étatique dans l’aménagement. Le foncier est entièrement détenu par l’Etat, le domaine public se déploie sur toutes les terres émergées et la propriété privée immobilière n’existe pas (absence de cadastre). Le développement du bâti est structuré par une maîtrise d’ouvrage publique (ou assimilée via un organisme scientifique type Météo France) et une maîtrise d’œuvre aussi très souvent publique avec le recrutement en interne d’ouvriers polyvalents. La planification en est ainsi réduite à sa plus simple expression : des documents d’aménagement simplifiés et des arrêtés en guise d’autorisations de construction.
Le troisième aspect de cet aménagement unique concerne « l’accidentel » et l’échec. De nombreux naufrages sont à l’origine des premières formes d’occupation du territoire. La difficulté d’appréhender le terrain est également à l’origine d’une multitude de projets décalés par rapport à la réalité. Il existe une distorsion entre les représentations métropolitaines de ces territoires parfois méconnus et la réalité du terrain. Aménager des territoires isolés par le biais de projets mal préparés peut ponctuellement mener à des dépenses très importantes sans garantie de succès comme ce fut le cas dans les années 1980-1990 avec la construction de la piste du Lion en Terre Adélie.
Le quatrième fait original est l’incomplétude de l’aménagement. Censées accueillir une colonie pérenne dès la création du territoire en 1955, les terres australes n’ont jamais pu être totalement colonisées en raison d’un manque de cohérence entre la vision de l’administration centrale parisienne des années 1950 et le terrain concret. Aujourd’hui, cet inachèvement a plusieurs avantages économiques, environnementaux, mais également diplomatiques tant les enjeux sont liés dans le sud de l’océan Indien.
Cinquième particularité de l’aménagement, son imbrication avec de grands enjeux régionaux. Espaces géostratégiques pour la France, les TAAF ouvrent l’accès à une ZEE de 2,3 millions de km² riches en ressources halieutiques à haute valeur ajoutée (légine, langoustes), en hydrocarbures (Juan de Nova) et en nodules polymétalliques. Leur aménagement qui implique une présence humaine constante permet de surveiller les différents flux (il)licites qui transitent non loin de ces îles.
Sixième et dernière singularité, la relation entre l’aménagement et la géographie des îles taafiennes. L’aménagement fait partie d’une entité humaine qui produit de l’hypo-insularité en améliorant les conditions d’existence des scientifiques et en les reliant au monde face à une hyperinsularité générée par la géographie rude des TAAF. Les îles secondaires des archipels sont surinsularisées et non-anthropisées. Avec Clipperton, les TAAF sont les seuls territoires français où l’accès n’est pas libre. La géographie humaine des TAAF, née de l’inachèvement d’un rêve de colonisation, s’inscrit plus largement dans les relations inter-territoires d’une France australe dont les deux pivots majeurs sont La Réunion et Mayotte. Relais de la métropole dans cet espace géostratégique, ils sont une base arrière des TAAF et permettent un ravitaillement régulier.
Conclusion
Confettis géographiques permettant d’assurer une présence à la France dans une région géostratégique à plusieurs titres, les TAAF ont été aménagés d’une façon unique en France. Nées d’une situation temporaire qui a perduré jusqu’à aujourd’hui, les bases ont été implantées dans un grand élan de pérennisation de la présence française grâce aux qualités des premiers acteurs de l’aménagement qui s’inscrivent dans ce que l’on peut appeler un « second âge héroïque de l’installation » de 1943 à 1958. Le concept de « base » en aménagement a été précisé par cette étude et trouve une définition élargie visant à qualifier précisément cet « entre-deux » de l’occupation humaine, entre installation de constructions modulaires temporaires et colonisation effective. L’absence de dichotomie urbain / rural rendait l’utilisation de cette notion de « base » nécessaire. Empruntée au vocabulaire de terrain utilisé par les hivernants comme peut en témoigner l’étude ethnologique d’Alain Baquier qui a pour cadre l’île de la Possession à Crozet, la « base » peut être définie ainsi : « une entité bâtie ex nihilo et constituée
d’un groupement de constructions connectées aux réseaux nécessaires à la vie et reliées entre elles par des cheminements éventuellement carrossables, accueillant des activités prédéfinies avant son installation, principalement non productives, et qui ne répond pas à une logique de croissance démographique ou économique, ni à des objectifs de peuplement permanent tout en restant hors maillage communal ». Elles ont un objectif totalement différent des villes et villages mais étaient pensées comme le premier maillon de la chaîne de colonisation au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, la « base » typique des TAAF a une fonction principale scientifique et secondaire de souveraineté. Pour assurer cette souveraineté, la collectivité peut compter sur des relais dans chaque subdivision administrative, les « chefs-lieux de districts » qui correspondent aux quatre bases australes de Port-aux-Français, Alfred-Faure, Martin-de-Viviès et Dumont-d’Urville. La situation des îles Eparses est différente dans la mesure où des micro-relais sont implantés dans chaque île ou groupe d’îles (Tromelin, Europa, Juan de Nova et Glorieuses). Le chef de district, représentant du préfet, est localisé à La Réunion.
L’étude de l’aménagement des TAAF par le cadre d’analyse de l’urbanisme permet ainsi de replacer cette collectivité unique dans les modalités d’occupation humaine de l’espace. Ni villes, ni villages, ni cadastre, ni EPCI, ni propriété privée, ni intervention massive d’acteurs privés de l’aménagement, ni cycle complet de vie humaine de la naissance à la mort, les modalités d’occupation de ces territoires se définissent en grande partie en creux, alors que les concepts traditionnels peinent à les caractériser. Les TAAF sont passées d’une occupation intermittente à un aménagement temporaire
permanent via trois logiques sédimentées dont nous retrouvons des traces encore aujourd’hui. Associant les contraires, les terres australes continuent de fasciner via l’existence d’un métarécit géographique riche et puissant.
Références
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Desolation [Kerguelen Island]: detailing the adventures, sufferings, and privations of John Nunn; an historical account of the island, and its whale and seal fisheries … /. Londres: W. E. Painter, 1850.
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